Témoignages d'accompagnants-bénévoles

Un beau partage

Mme M. n’est restée que très peu de temps dans le service, mais son passage a laissé un souvenir inoubliable.

Elle avait réglé les conflits familiaux qui traînaient depuis longtemps. Elle était calme et sereine. Elle savait qu’il ne lui restait pas longtemps à vivre. Elle était prête, et elle voulait profiter de ce temps au maximum.

Elle avait une vie spirituelle intérieure très forte, qu’elle voulait partager avec toutes les personnes qui venaient la voir, mais elle le faisait avec pudeur et délicatesse.  Elle nous demandait de lire des passages de son livre de chevet quand elle n’avait plus la force de le faire elle-même. Mais elle choisissait les passages en fonction de la personne présente. Quand même notre lecture lui demandait une force qu’elle n’avait plus, elle nous donnait sa main et nous regardait avec des yeux pleins d’amour. Elle nous soufflait à voix très faible combien nos visites lui donnaient courage et réconfort. Nous avons tous ressenti que dans le partage, c’était elle qui nous accompagnait. Quelques jours avant sa mort, elle nous a dit : «quand je serai morte, il y aura une étoile de plus dans le ciel pour veiller sur vous».

Peu de temps après sa mort, par l’intermédiaire de sa fille, nous avons tous reçu un petit paquet, qu’elle avait préparé pour chacun d’entre nous, soit un objet personnel, ou un livre, une carte, une photo, quelque chose qu’elle avait pensé qui nous ferait plaisir.
Elle nous a accompagné même au-delà de la mort.
Il m’arrive parfois, en regardant la nuit un beau ciel étoilé, de penser à cette dame et ses paroles, et de me trouver bien.

 

Révolte

Mme R. était entrée dans le service d’oncologie à la suite, selon elle, d’une banale fracture du bras. La révélation du diagnostic de cancer (métastases osseuses) l’avait foudroyée.

Totalement  révoltée contre «le destin» ou Dieu qui lui infligeait encore cette épreuve, alors qu’elle en avait déjà tant traversé (plusieurs opérations du cœur) et qu’elle venait juste de prendre sa retraite, elle laissait violemment éclater sa colère et prenait à témoin tous les accompagnants et particulièrement les bénévoles de l’injustice qui lui était faite

Pendant plusieurs semaines, elle n’exprima que révolte et colère violentes ; il lui arriva parfois de mettre dehors des bénévoles, surtout lorsqu’ils osaient lui proposer un peu d’apaisement. Sa colère s’adressait au monde entier et surtout à son entourage (voisins) et à sa fille. Elles habitaient ensemble un pavillon de banlieue. Le père était parti (ou avait été mis dehors ?) depuis de nombreuses années.

Les mots qu’elle employait pour parler de sa fille étaient particulièrement grossiers, insultants et choquants.
Les premières semaines auprès d’elle se passèrent donc à l’écouter en lui manifestant combien nous étions touchés et comprenions sa réaction, en laissant libre cours à son flot de paroles agressives. La plupart du temps, quelle que soit son humeur, elle souhaitait la présence d’un bénévole auprès d’elle. Elle avait besoin d’un interlocuteur, de préférence muet, pour extérioriser sa souffrance et sa haine. En restant auprès d’elle, il lui confirmait son intérêt et sa bienveillance, malgré les horreurs qu’il pouvait entendre ; comme si elle testait jusqu’à quel point elle pouvait se montrer odieuse sans qu’on la rejette.

Au bout de quelque temps, ayant dû épuiser sa colère, elle devint beaucoup moins virulente. La maladie progressait, malgré les traitements qu’elle tenait à suivre ; mais elle pouvait régulièrement rentrer chez elle pour une ou deux semaines.

Lorsqu’elle revenait à l’hôpital, ce n’était plus de la colère qu’elle exprimait, mais une profonde tristesse. Le récit qu’elle faisait de sa vie, au début sous forme d’énumération des injustices subies et des personnes malhonnêtes qui l’avaient trahie, se transformait. La question qui la tourmentait maintenant était : «Quelle mère suis-je ? Est-ce que je suis une bonne mère ?»

Elle passa de nouveau en revue toute sa vie, mais sous l’angle de sa fonction de mère : les choix de vie qu’elle avait faits, les décisions professionnelles qu’elle avait prises, jusqu’à l’achat de ce pavillon où elles vivaient toutes les deux. Peu à peu, sa vie, telle qu’elle en faisait maintenant le récit, lui apparut sous un jour différent et les relations conflictuelles avec sa fille se transformèrent.

Lorsque sa fille vint pour la première fois à l’hôpital, elle demanda au bénévole de service (en l’occurrence, c’était moi) de venir avec elle. Elles souhaitaient toutes les deux se retrouver en présence d’un tiers, comme si elles avaient besoin d’un témoin. En présence des bénévoles pendant quelques jours, puis le plus souvent en tête à tête, la mère et la fille ont pu enfin se parler, s’expliquer, exprimer leurs sentiments et se rapprocher. Mme R. put se dire qu’en fin de compte, elle avait été une assez bonne mère, et en tant que mère, elle n’était pas si mécontente de sa fille, elle aurait même pu en être fière…

Lorsque son état s’aggrava, sa fille vint la voir tous les jours, avec son compagnon ; ils l’entourèrent tous deux de beaucoup d’affection. La mère se sentit rassurée : elle aimait sa fille et sa fille l’aimait ; elles allaient être obligées de se quitter, mais elle la laissait en compagnie d’un homme «bien» qu’elle avait voulu ignorer jusque là.

Un ou deux jours avant sa mort, elle se rendit compte que son esprit devenait de plus en plus confus.

Elle me dit : «Restez, j’ai besoin de m’éclaircir les idées ; pour cela, il faut que je parle à voix haute et que vous soyez là, près de moi, en silence ; mais si vous constatez que je débloque, arrêtez-moi tout de suite ! Et une nouvelle fois, elle est partie dans un récit assez compliqué, mais qui semblait lui apporter un certain apaisement et même du réconfort… Je n’ai pas tout compris, mais à aucun moment je n’aurais pu lui dire qu’elle «débloquait», tant elle était concentrée, appliquée dans cette tâche que je sentais vitale pour elle ; j’étais totalement absorbée dans cet effort auquel elle me faisait participer. Je ne la quittais pas des yeux et son regard, qui s’absentait souvent, revenait régulièrement vérifier mon écoute et ma présence.

Je ne sais pas combien de temps a pu durer ce travail de réinterprétation, cette ultime tentative pour dégager le sens d’une vie qui se découvrait de plus en plus riche et même heureuse malgré les drames traversés… Je pense être restée plusieurs heures auprès d’elle, quasiment sans rien dire, car ce n’est pas à moi en tant qu’individu qu’elle s’adressait et elle n’attendait aucune réponse. J’ai vécu ces moments comme quelqu’un qui aurait assisté une femme accouchant naturellement, simplement, attentive à un travail difficile qu’elle seule pouvait accomplir. Son monologue était entrecoupé de très longs silences qui reflétaient l’intensité de sa réflexion et la difficulté qu’elle éprouvait à en suivre le fil. Il y avait aussi beaucoup de retours en arrière dans la chronologie des évènements, l’intervention de personnes de son entourage dans l’enfance (vivants et morts mélangés), beaucoup de répétitions qui semblaient la rassurer de plus en plus.

Dans la nuit, elle tomba dans le coma et mourut quelques heures plus tard, paisiblement, entourée de sa fille et de son futur gendre.

C’est l’une des premières patientes que j’ai eue à suivre lorsque j’ai entrepris ce bénévolat ; je peux dire qu’elle a été pour moi un véritable maître. Au cours de ces quelques mois, elle m’a tout enseigné : à entendre sa colère, sa révolte, son agressivité contre le monde entier ; à accepter d’être mise à la porte sans me sentir personnellement rejetée ; à ne pas me laisser submerger par sa tristesse et son désespoir lorsqu’elle sombrait dans la dépression, puis à assumer toute ma place d’accompagnante bénévole lorsqu’elle me choisit comme témoin et partenaire pour accueillir ses dernières paroles.

Comme Mme R., à la fin de leur existence, beaucoup de personnes éprouvent le besoin d’en refaire un bilan qui leur permette de recréer une harmonie avec le monde. Au cours de ce cheminement très personnel se découvre un sens caché de leur vie.

L’attitude de l’accompagnant est primordiale pour susciter la mobilisation des énergies du malade et laisser libre cours à sa parole : écouter, confiant dans nos ressources intérieures, se mettre en harmonie avec les rythmes de l’autre, accepter ses détours, ses ambivalences, respecter ce travail d’élaboration intérieure dont les mouvements répondent à une exigence mystérieuse et profonde (non programmable, non maîtrisable).